Prévoir les rendements boursiers représente l’un des défis majeurs auxquels font face les investisseurs. La compréhension des facteurs de risque qui influencent ces rendements constitue une étape fondamentale pour toute stratégie d’investissement efficace. Le modèle d’évaluation des actifs financiers (MEDAF ou CAPM en anglais) a longtemps servi de référence, mais ses limites ont conduit à l’émergence de nouvelles approches. Parmi celles-ci, le modèle Fama-French à trois facteurs a marqué un tournant décisif dans l’analyse financière moderne. En intégrant deux facteurs supplémentaires au risque de marché traditionnel, ce modèle offre une vision plus nuancée et précise des déterminants des rendements boursiers. Cette innovation a transformé notre compréhension des marchés financiers et continue d’influencer les stratégies d’investissement contemporaines.
Origines et fondements du modèle Fama-French
Le modèle Fama-French trouve ses racines dans les travaux d’Eugene Fama et Kenneth French, deux chercheurs éminents de l’Université de Chicago. En 1992, ils publient leurs recherches révolutionnaires qui remettent en question l’efficacité du Modèle d’Évaluation Des Actifs Financiers (MEDAF). Leurs observations minutieuses des marchés financiers ont révélé des anomalies persistantes que le CAPM traditionnel ne parvenait pas à expliquer de manière satisfaisante.
Le MEDAF, développé dans les années 1960, postulait que le rendement d’un actif dépendait uniquement du risque systématique, mesuré par le coefficient bêta. Cependant, Fama et French ont identifié que ce modèle unidimensionnel laissait inexpliquées de nombreuses variations dans les rendements observés. Leurs analyses empiriques ont démontré que deux facteurs supplémentaires – la taille des entreprises et leur ratio valeur comptable/valeur de marché – jouaient un rôle significatif dans la détermination des rendements. Cette découverte a conduit à l’élaboration d’un modèle plus robuste qui capture mieux la complexité des marchés financiers.
Les trois piliers de l’équation Fama-French
Le modèle Fama-French repose sur trois facteurs fondamentaux qui, ensemble, permettent d’expliquer plus de 90% des variations de rendements des portefeuilles diversifiés, contre seulement 70% pour le CAPM. Ces trois piliers constituent la structure mathématique du modèle, exprimée par la formule :
R = Rf + B1(Rm – Rf) + B2(SMB) + B3(HML) + a
Le premier facteur correspond au risque de marché, hérité du CAPM. Il représente le rendement excédentaire du marché par rapport au taux sans risque (Rm – Rf). Ce facteur capture l’influence des mouvements généraux du marché sur tous les titres, indépendamment de leurs caractéristiques spécifiques.
Le deuxième facteur, Small Minus Big (SMB), mesure l’écart de performance entre les entreprises à petite capitalisation et celles à grande capitalisation. Ce facteur taille reflète l’observation empirique selon laquelle les petites entreprises tendent à générer des rendements supérieurs sur le long terme.
Le troisième facteur, High Minus Low (HML), évalue la différence de rendement entre les actions de valeur (ratio book-to-market élevé) et les actions de croissance (ratio book-to-market faible). Ce facteur valeur capture la tendance historique des actions de valeur à surperformer les actions de croissance.
Le facteur SMB et l’effet taille sur les marchés financiers
Le facteur SMB (Small Minus Big) constitue l’une des innovations majeures du modèle Fama-French. Ce facteur capture ce que les analystes financiers appellent « l’effet taille » ou « l’effet petite capitalisation ». Concrètement, SMB mesure la prime de rendement que les investisseurs peuvent espérer obtenir en investissant dans des entreprises de petite taille plutôt que dans des grandes capitalisations.
L’observation empirique à l’origine de ce facteur est simple mais puissante : sur le long terme, les petites entreprises tendent à générer des rendements supérieurs à ceux des grandes entreprises. Cette surperformance s’explique par plusieurs mécanismes. Les petites entreprises présentent généralement un potentiel de croissance plus important, une plus grande flexibilité face aux changements de marché et peuvent occuper des niches spécifiques. Cependant, cette prime de rendement ne vient pas sans contrepartie. Les petites capitalisations sont typiquement associées à une volatilité plus élevée, une liquidité moindre et une sensibilité accrue aux conditions économiques défavorables. Ces risques spécifiques justifient la prime de rendement observée, conformément au principe fondamental selon lequel un risque plus élevé doit être compensé par un rendement potentiel supérieur.
Méthodologie de calcul du facteur SMB
Le calcul du facteur SMB repose sur une méthodologie rigoureuse de construction de portefeuilles. Pour déterminer ce facteur, Fama et French ont développé une approche systématique qui permet d’isoler l’effet de la taille des entreprises sur les rendements boursiers.
La première étape consiste à trier l’ensemble des actions du marché selon leur capitalisation boursière. Les entreprises sont ensuite divisées en deux groupes : les petites capitalisations (Small) et les grandes capitalisations (Big). La ligne de démarcation entre ces deux catégories est généralement fixée à la médiane de la capitalisation boursière de l’échantillon étudié. Une fois cette classification établie, des portefeuilles sont constitués pour chaque groupe. Le facteur SMB est alors calculé comme la différence entre le rendement moyen des portefeuilles de petites capitalisations et celui des portefeuilles de grandes capitalisations. Cette méthode permet d’isoler l’effet taille en neutralisant l’influence des autres facteurs, notamment le facteur valeur (HML). Pour garantir la robustesse des résultats, ce processus est répété régulièrement, généralement sur une base mensuelle, afin de capturer l’évolution dynamique de l’effet taille dans le temps.
Interprétation des résultats du facteur taille
L’interprétation du facteur SMB fournit des indications précieuses sur la dynamique des marchés et les opportunités d’investissement. Un SMB positif signale que les petites capitalisations surperforment les grandes sur la période considérée. Cette situation suggère un environnement favorable à la prise de risque et potentiellement une phase d’expansion économique où les petites entreprises peuvent exploiter leur agilité et leur potentiel de croissance.
À l’inverse, un SMB négatif indique une sous-performance des petites capitalisations par rapport aux grandes. Ce scénario se manifeste souvent durant les périodes d’incertitude économique ou de récession, lorsque les investisseurs privilégient la sécurité relative offerte par les grandes entreprises établies. Pour les gestionnaires de portefeuille, ces variations cycliques du facteur SMB représentent à la fois un défi et une opportunité. En ajustant l’exposition de leur portefeuille au facteur taille en fonction des conditions de marché anticipées, ils peuvent potentiellement améliorer la performance ajustée au risque. L’effet taille tend à être plus prononcé dans certains contextes spécifiques, notamment lors des phases de reprise économique suivant une récession, ou dans les marchés émergents où les inefficiences de marché sont plus fréquentes.
Critiques et limites de l’effet taille
Malgré sa popularité et son intégration dans de nombreux modèles d’évaluation des actifs, l’effet taille fait l’objet de débats académiques persistants. Plusieurs recherches ont remis en question la robustesse et la stabilité de cet effet à travers différentes périodes et marchés. Certaines études suggèrent que la prime associée aux petites capitalisations a significativement diminué depuis sa découverte initiale, voire disparu pendant certaines périodes prolongées.
Des critiques pointent également la possibilité que l’effet taille soit en réalité un artefact statistique résultant de biais méthodologiques ou de problèmes de mesure. Par exemple, l’effet janvier (tendance des petites capitalisations à surperformer en janvier) pourrait expliquer une partie substantielle de la prime de taille observée sur l’année entière. D’autres recherches suggèrent que l’effet taille pourrait être confondu avec d’autres facteurs comme la liquidité, la qualité des entreprises ou des caractéristiques sectorielles spécifiques. Griffin a notamment démontré que les facteurs Fama-French sont spécifiques à chaque pays, remettant en question l’universalité de l’effet taille. Ces critiques soulignent l’importance d’une approche nuancée dans l’application du facteur SMB aux stratégies d’investissement, en tenant compte de son interaction complexe avec d’autres variables économiques et financières.
Applications pratiques pour les investisseurs
L’intégration du facteur SMB dans les stratégies d’investissement offre des opportunités concrètes pour les investisseurs cherchant à optimiser leurs portefeuilles. La compréhension de l’effet taille permet d’élaborer des allocations d’actifs plus sophistiquées qui exploitent les primes de risque identifiées par le modèle Fama-French.
En pratique, les investisseurs peuvent implémenter cette approche de plusieurs façons. L’une des méthodes consiste à ajuster l’exposition du portefeuille aux petites capitalisations en fonction du cycle économique, en augmentant cette exposition durant les phases de reprise et en la réduisant pendant les périodes d’incertitude. Une autre application réside dans la construction de portefeuilles factoriels qui ciblent spécifiquement la prime de taille, souvent via des fonds indiciels ou des ETF spécialisés. Des produits d’investissement comme les fonds « Small Cap Value » combinent l’exposition au facteur taille (SMB) et au facteur valeur (HML), cherchant ainsi à capturer simultanément deux primes de risque identifiées par le modèle. Pour les investisseurs institutionnels, le modèle Fama-French sert d’outil d’analyse pour évaluer la performance des gestionnaires de fonds, en distinguant les rendements attribuables aux facteurs systématiques de ceux résultant d’une véritable habileté de sélection de titres.
Évolution vers le modèle à cinq facteurs
L’évolution des marchés financiers et l’accumulation de nouvelles données empiriques ont conduit Fama et French à enrichir leur modèle initial. En 2014, ils ont proposé une version étendue incorporant deux facteurs supplémentaires aux trois originaux, donnant naissance au modèle à cinq facteurs.
Les deux nouveaux facteurs introduits sont RMW (Robust Minus Weak) et CMA (Conservative Minus Aggressive). Le facteur RMW capture la différence de rendement entre les entreprises à forte rentabilité opérationnelle et celles à faible rentabilité. Le facteur CMA mesure l’écart de performance entre les entreprises adoptant des politiques d’investissement conservatrices et celles poursuivant des stratégies d’investissement agressives. L’ajout de ces dimensions a modifié la perception du facteur SMB. Dans ce cadre élargi, l’importance relative du facteur taille a été quelque peu diminuée, certaines études suggérant que son pouvoir explicatif est partiellement absorbé par les nouveaux facteurs. Néanmoins, SMB conserve sa place dans le modèle, confirmant que l’effet taille demeure une composante significative de la variation des rendements, même après avoir contrôlé pour la rentabilité et les politiques d’investissement des entreprises.
Comparaison avec d’autres modèles multifactoriels
Le modèle Fama-French s’inscrit dans un écosystème plus large de modèles multifactoriels développés pour expliquer les rendements des actifs financiers. Une comparaison avec ces approches alternatives permet de mieux apprécier ses forces et ses limites.
Le modèle de Carhart constitue une extension notable du modèle Fama-French, ajoutant un quatrième facteur : le momentum. Ce facteur capture la tendance des actions ayant récemment surperformé à continuer sur leur lancée à court terme. L’inclusion du momentum améliore le pouvoir explicatif du modèle, particulièrement pour les stratégies d’investissement dynamiques. D’autres approches multifactorielles ont émergé, intégrant des facteurs comme la qualité, la volatilité basse, ou la liquidité. Chaque modèle présente des avantages spécifiques selon le contexte d’application. Le modèle Fama-French se distingue par sa robustesse empirique et sa fondation théorique solide, mais peut s’avérer moins performant pour expliquer certaines anomalies de marché comme l’effet momentum. À l’inverse, des modèles plus complexes intégrant davantage de facteurs offrent potentiellement une meilleure précision, mais au prix d’une complexité accrue et d’un risque de surajustement aux données historiques.
Le facteur SMB dans différents contextes de marché
Le comportement du facteur SMB varie considérablement selon les conditions économiques et de marché, offrant des insights précieux pour les stratégies d’allocation tactique d’actifs. L’analyse historique révèle des patterns cycliques dans la performance relative des petites capitalisations par rapport aux grandes.
Durant les périodes d’expansion économique, particulièrement dans les phases initiales de reprise suivant une récession, le facteur SMB tend à afficher des valeurs positives significatives. Cette surperformance des petites capitalisations s’explique par leur sensibilité accrue à l’amélioration des conditions économiques et leur capacité à croître rapidement dans un environnement favorable. À l’inverse, lors des crises financières et des récessions, le facteur SMB affiche généralement des performances négatives, avec une sous-performance moyenne de -2,2% selon les données historiques couvrant la période 1963-2019.
Les données récentes confirment cette tendance cyclique. Dans les 12 mois suivant une récession, le facteur SMB s’est révélé être le meilleur performeur parmi les facteurs du modèle Fama-French, avec un rendement annualisé moyen de +13,8% et un taux de succès impressionnant de 100%. Cette performance contraste nettement avec son comportement pendant les récessions, où le SMB reste généralement plat.
La pandémie de COVID-19 a offert un cas d’étude intéressant sur l’évolution du facteur SMB face à un choc économique majeur. Contrairement aux tendances historiques, certaines analyses ont montré que le facteur taille a gagné en force pendant et après la pandémie, les petites capitalisations surperformant les grandes. Cette anomalie pourrait s’expliquer par les mesures de relance économique sans précédent et les changements structurels dans l’économie induits par la crise sanitaire.
Ces variations de performance selon les contextes de marché soulignent l’importance d’une approche dynamique dans l’utilisation du facteur SMB. Les investisseurs avisés ajustent leur exposition à ce facteur en fonction du cycle économique, augmentant leur allocation aux petites capitalisations durant les phases de reprise et la réduisant en anticipation des périodes de ralentissement économique.